Rougay mexicana
A André Robèr, le « Ponge tropical »
Déplacement. Jeune, je suis parti à la conquête de l’Ouest, d’abord de la Réunion vers la France (« A nous deux, Paris »), où je n’ai finalement conquis qu’une grisaille intérieure, abruti par l’étude fade et aride de mathématiques « supérieures » et « spéciales », puis de la France vers le Mexique où j’ai été ému par l’irruption frénétique de couleurs et de saveurs réveillant des sensations qui avaient hiberné en métropole.
Le Mexique, un pays étranger ? Il faudrait revoir la notion de frontière… Arriver dans un pays, pour tout amateur viscéral de rougay comme moi – et tout bon Réunionnais l’est forcément –, où sur toutes les tables trône la salsa mexicana, sœur jumelle de la rougay, c’est la révélation d’être accueilli par un autre chez soi inconnu à l’autre bout du monde.
La première chose à faire en arrivant au Mexique, c’est d’aller dans une taquería pour y déguster des tacos al pastor avec de la salsa mexicana et de la salsa verde : rouge orangé et vert onctueux des sauces, jaune volant de l’ananas, marron-noir grésillant des chairs juteuses – un festin de fauves, une orgie fauviste.
Connaître, c’est modifier ce que l’on veut connaître, c’est l’ingérer, le digérer et se modifier soi-même. Le Nouveau Monde a modifié en profondeur la vision que le monde avait de lui-même. Devant la brutalité de la découverte, il a fallu connaître et se connaître autrement. Et la révolution, de façon centrale, est passée par les palais.
A la base de la rougay et de la salsa mexicana, cette merveille de la nature et grande voyageuse : la tomate. « Tomate » est un mot sans-frontière, provenant du nahuatl tomatl et xitomatl (jitomate en mexicain) et en franchissant avec légèreté les barrières linguistiques, devient tomato (en anglais), tomate (en allemand, espagnol, français et portugais), tomat (en danois, norvégien, suédois et estonien) et tomaat (en néerlandais). Exceptions notables : pomodoro (en italien) et pomidor (en polonais), qui rappellent encore, cependant, le Nouveau Monde. Dans « Pomme d’or » persiste la trace de l’utopie d’El Dorado qui, parce qu’elle n’a pas de lieu (u topos), voyage. Hercule, après tout, n’a peut-être volé aux Hespérides que des tomates. Cette fameuse pomme d’or a accompli dans le temps un extraordinaire périple. Originaire des régions andines côtières du nord-ouest de l’Amérique du Sud, elle est domestiquée par les Mexicains et, via la conquête d’Hernán Cortés, gagne l’Europe au XVIe siècle pour rejoindre la Réunion au XVIIIe siècle, avec les premiers colons français. Une fois la tomate à la Réunion, l’extraordinaire invention de la rougay, qui reste un mystère, rejoint l’île. Viendrait-elle du Mexique, transportée, tel un secret miraculeux dans son Arche d’alliance, vers l’est, d’abord vers les Philippines, puis vers l’Inde pour enfin atteindre l’Île Bourbon ? Les chercheurs de Wikipedia se perdent en conjectures…
Comme recette pour la rougay, voici ce que présente Le Petit Livre d’or de la cuisine réunionnaise :
Ingrédients : 3 belles tomates (volées à Hercule ?), 1 oignon, 2 à 3 piments, persil, oignons verts, sel et poivre, huile
… Déjà se pressent le mariage paradoxal de la fraîcheur acidulée, de la corruption des sucs vénéneux et de l’explosion gustative…
Couper finement les oignons
Couper les tomates en petits morceaux
Hacher finement les oignons verts ou le persil
Piler le piment avec le sel ou le poivre
… Le dimanche, ma mère jetant dans le mortier noir et rugueux une poignée de gros sel, puis quelques piments rouges et verts, qu’elle pile vigoureusement avec ce mouvement atavique qu’elle amena dans son bagage culturel à la Réunion, le tambour du mortier résonnant sourdement sous les coups du pilon et cette fragrance corrosive s’échappant du tam-tam pour s’emparer de mes papilles, et moi, enfant, observant patiemment et aimant passionnément…
Dans un petit récipient mélanger
Les oignons les tomates et les épices
Ajouter l’huile et mélanger
Et que manger avec cette rougay, une fois préparée ? A savourer absolument, un des mets traditionnels réunionnais : la rougay de saucisses (une autre rougay : j’en parlerai un autre jour) avec du riz, des haricots noirs et l’obligée rougay de tomates : délice du gourmet et du goinfre, l’esclave noire jouant avec le feu sur le lit virginal, nature vivante tropicale. Stimulation du désir ? Rien de moins sûr, car la consommation de rougay encourageant de plus en plus les papilles gustatives, on ingère une grosse quantité de riz et de saucisses : une fois la panse (exagérément) remplie, il n’est pas évident que la vertu (le vice) érotique du piment fasse correctement son office. Et que dire de la riche palette de sensations éprouvées à manger de la rougay ? La tomate : une immersion dans l’eau pure et glacée d’un bassin de cascade. Volcan souterrain du piment. Une nuit sur le Mont Chauve des épices : œillades traîtresses du gingembre, vaporisation enchanteresse du combava, fraîcheur persillée de la forêt arthurienne de Marla.
La rougay est un monde dans un monde
Un Popocatepetl de saveurs dans une fournaise d’odeurs
Un tableau de Ribera dans un cari bringelles
Et la ronde des piments mexicains
Chiles chilaca güero habanero jalapeño manzano poblano serrano verde…
Pour rompre la solitude du piment créole